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Louis détourne la tête, s’éloigne d’un pas lent et lourd, son visage boudeur exprime l’ennui et même du mépris.

Il ne veut plus qu’on lui parle de Necker, de l’état de l’opinion, de ces esprits éclairés, et parmi eux des grands seigneurs, et même le duc d’Orléans, qui fréquentent le salon de Madame Necker, rue de la Chaussée-d’Antin.

Ces beaux parleurs critiquent les nouveaux contrôleurs des Finances, qui se sont succédé, Joly de Fleury, Lefèvre d’Ormesson, et maintenant Calonne, cet intendant aimable, disert, bien en cour, qui d’une plume acérée a révélé les subterfuges de Necker et contribué à son départ.

C’est lui qui doit désormais faire face au déficit, mais qui, habilement, en multipliant les emprunts, en jouant sur le cours de la monnaie, favorise la spéculation, obtient le soutien des financiers, des prêteurs, et crée un climat d’euphorie.

Les problèmes ne sont que repoussés, aggravés même, prétend de sa retraite Necker, mais la morosité et la déception qui ont suivi sa démission se dissipent.

Voilà qui confirme Louis dans son intime conviction : les ministres passent ; les crises, même financières, trouvent toujours une solution, l’opinion varie, va et vient comme le flux et le reflux, seuls le roi et la monarchie demeurent.

Et les voici renforcés, célébrés, puisque, le 22 octobre 1781, ému jusqu’aux larmes, Louis peut se pencher sur Marie-Antoinette qui vient d’accoucher de son premier garçon et lui murmurer :

« Madame, vous avez comblé mes vœux et ceux de la France : vous êtes mère d’un dauphin. »

Et il pleure de nouveau lorsqu’il apprend qu’à Paris, à la nouvelle de la naissance d’un héritier royal, la foule a manifesté sa joie, dansant, festoyant, s’embrassant. Et les dames des Halles, venues à Versailles, ont célébré en termes crus la reine.

Semblent envolés tous les pamphlets, où l’on critiquait l’Autrichienne, accusée d’infidélité, voire de préférer ses favorites et leurs caresses à son mari ! Ou bien de s’être pâmée dans les bras de cet officier suédois, rencontré à un bal masqué de l’Opéra, en 1774, de l’avoir retrouvé en 1778, toute troublée, toute séduction, ne cachant même pas l’attirance pour ce comte Axel Fersen, parti, avec l’armée de Rochambeau, aider les Insurgents d’Amérique.

 

Le climat a donc changé. Un dauphin, l’argent facile grâce aux emprunts et aux habiletés de Calonne.

Et puis, la victoire des troupes françaises et des Insurgents contre les Anglais à Yorktown ; et plus de sept mille tuniques rouges qui se rendent !

Gloire à l’armée du roi, fête à Paris pour célébrer le « héros des Deux Mondes ». La Fayette, rentré en janvier 1782, est fait maréchal de camp. Feu d’artifice, traité de Versailles avec l’Angleterre en 1783, revanche de celui de Paris en 1763.

Le roi a-t-il jamais été aussi populaire ?

Benjamin Franklin le célèbre comme « le plus grand faiseur d’heureux qu’il y ait dans ce monde ».

Et plus encore on associe le roi à cette Révolution de l’Amérique qu’exalte dans ce livre l’abbé Raynal.

Qui pourrait dissocier Louis XVI qui a permis la victoire des Insurgents, et la politique de réforme ?

Ce roi-là est bon.

 

On le voit, dans les villages qu’il traverse ou visite, faire l’aumône aux paysans misérables, accorder à certains d’entre eux une pension à vie.

Car la faim et le froid tenaillent le pays dans ces hivers 1783-1785.

Les fermages ont augmenté, parce que la monnaie a été en fait dévaluée. Le pain est cher. Les pauvres sans domicile allument de grands feux dans les rues de Paris, autour desquels ils se pressent.

Des émeutes de la faim éclatent ici et là.

Mais lorsque Louis, en juin 1786, se rend à Cherbourg pour visiter la flotte royale, il est salué avec ferveur tout au long du voyage.

On s’agenouille devant lui, on l’embrasse.

« Je vois un bon roi et je ne désire plus rien en ce monde », dit une femme.

Louis invite la foule qui se presse à avancer : « Laissez-les s’approcher, dit-il, ce sont mes enfants. »

On crie « Vive le roi ! » et il répond « Vive mon peuple ! Vive mon bon peuple ! ».

On récite des vers qui le louent, on les grave sur le socle des statues.

Les uns s’adressent :

À Louis Homme

Ce faible monument aura faible existence

Tes bontés ô mon Roi dans ces temps de rigueur

Bien mieux que sur l’airain ont mis au fond du cœur

Un monument certain, c’est la reconnaissance.

D’autres vers rappellent que Louis, jeune roi, a déjà accompli des « miracles » :

Louis de son domaine a banni l’esclavage

À l’Amérique, aux mers, il rend la liberté

Ses lois sont des bienfaits, ses projets sont d’un sage

Et la gloire le montre à l’immortalité.

Louis est ému jusqu’aux larmes. Il écrit à Marie-Antoinette :

« L’amour de mon peuple a retenti jusqu’au fond de mon cœur. Jugez si je ne suis pas le plus heureux roi du monde. »

 

Mais parfois, quand il découvre dans ses propres appartements un pamphlet visant la reine, ce bonheur qu’il a ressenti devant les signes d’affection que lui manifeste le peuple s’émiette.

On accuse Marie-Antoinette d’avoir renoué avec le comte Fersen rentré d’Amérique avec les troupes françaises. On la soupçonne d’infidélité. On se demande si les enfants dont elle a accouché – un second fils naîtra en 1785, et une fille en 1787 – sont issus du roi, ou de ce beau Fersen. Et elle a obtenu du roi qu’il attribue à Fersen le commandement d’un régiment étranger, le Royal Suédois, et le « bon » Louis XVI a aussitôt accepté, et accordé à Fersen une pension de vingt mille livres.

Louis cependant ne regrette ni ses largesses ni même ses complaisances.

Marie-Antoinette est la reine, la mère du dauphin.

II connaît les penchants de son épouse : fête, bijoux, châteaux. Il les accepte.

Elle dispose de Trianon. Il lui achète, à sa demande pressante, le château de Saint-Cloud.

Et l’on s’en prend à cette Autrichienne, Madame Déficit, qui ruine le royaume.

Mais elle est la reine, a-t-il parfois envie de s’écrier.

Et il veut prendre sa défense, la protéger des calomniateurs.

 

II apprend avec effarement et un sentiment d’indignation que le cardinal de Rohan, grand aumônier de la Cour, en froid avec la reine, prétend avoir acheté, pour se réconcilier avec elle, au joaillier Böhmer, un collier de un million six cent mille livres.

Le cardinal assure qu’il a reçu des lettres de la reine, lui demandant de faire cet achat s’il veut se réconcilier avec elle, qu’il l’a même rencontrée une nuit dans les bosquets du parc du château de Versailles !

Louis est scandalisé.

Le récit suggère que la reine était prête à des complaisances en faveur de Rohan – dupe et victime d’une comtesse de La Motte-Valois, qui s’est approprié le collier –, afin d’obtenir l’achat du collier !

Affaire ténébreuse, dont Louis pressent qu’elle va achever de ternir la réputation de Marie-Antoinette.

Les jaloux, les rivaux, les ennemis de la monarchie et les adversaires des réformes qu’on soupçonne Calonne de préparer vont se liguer, répandre les rumeurs.

Mais Louis ne cède pas, ordonne l’arrestation du cardinal de Rohan qui sera emprisonné à la Bastille, avant d’être jugé par le Parlement.

 

Le roi a laissé à Rohan le choix de cette procédure parlementaire. Autant pour le roi choisir des adversaires comme juges ! Car les parlementaires veulent empêcher le roi de rogner leurs droits et avantages, et disculper Rohan – dont la famille est l’une des plus illustres du royaume – c’est condamner la reine, et donc affirmer que le Parlement a le droit de la juger, comme il pourrait aussi, dès lors, juger le roi.

Et c’est aux cris de « Vive le Parlement !, Vive le cardinal innocent ! » que la foule accueille le verdict qui « décharge le cardinal de Rohan des plaintes et accusations ».

La comtesse de La Motte-Valois est elle condamnée à être incarcérée et marquée au fer rouge, mais elle s’enfuira à Londres où elle retrouvera le « magicien Cagliostro », mêlé à l’affaire.

 

À la Cour, dans les estaminets, les salons, parmi les grands ou les poissardes, on se félicite du verdict, on fustige la reine, sur qui l’on déverse des tombereaux de ragots et de calomnies.

Et par là même c’est toute la monarchie qui est atteinte.

On condamne l’impiété et la licence de ces « abbés et évêques de cour », tel Rohan, même si on juge le cardinal victime de l’arbitraire.

Il a été libéré de la Bastille, mais démis de sa charge de grand aumônier de la Cour et exilé dans son abbaye de La Chaise-Dieu.

On évoque les escroqueries, les spéculations organisées par les Orléans afin d’accroître leur patrimoine immobilier au Palais-Royal.

On raconte que le duc de Chartres, fils du duc d’Orléans, organise dans sa maison de Monceau des soirées libertines, des soupers en compagnie de filles nues.

C’est une vague de réprobation, d’indignation, où se mêlent vérité et calomnies, qui déferle après l’affaire du collier de la reine.

« Grande et heureuse affaire, commente-t-on. Un cardinal escroc ! La reine impliquée dans une affaire de faux ! Que de fange sur la crosse et le sceptre ! Quel triomphe pour les idées de liberté ! Quelle importance pour le Parlement ! »

 

La reine est accablée. Elle se sent outragée, « victime des cabales et des injustices ».

Elle soupçonnait, depuis les premiers jours de son arrivée à Versailles, qu’elle aurait de la peine à se faire accepter, aimer. Elle en est désormais, et jusqu’au dégoût, persuadée.

« Un peuple est bien malheureux, dit-elle en pleurant, d’avoir pour tribunal suprême un ramassis de gens qui ne consultent que leurs passions et dont les uns sont susceptibles de corruption et les autres d’une audace qu’ils ont toujours manifestée contre l’autorité et qu’ils viennent de faire éclater contre ceux qui en sont revêtus. »

Elle essaie d’oublier, multiplie les fêtes, les bals, elle répète le rôle de Rosine dans Le Barbier de Séville,

qu’elle compte interpréter dans son théâtre. Et elle ne prête pas attention au fait que Beaumarchais est l’un des adversaires de cette autorité qu’elle incarne.

« Mais dans ce pays-ci, les victimes de l’autorité, ont toujours l’opinion pour elles », assure la fille de Necker, qui vient d’épouser le baron de Staël.

 

Au vrai, la situation est plus critique encore que ne le révèlent l’acquittement du cardinal de Rohan, les rumeurs et les pamphlets qui couvrent la reine – et donc la monarchie – d’opprobre.

Le 20 août 1786, Calonne est contraint d’annoncer au roi que la banqueroute est aux portes, qu’il faut donc rembourser les dettes si l’on veut l’éviter.

Le déficit se monte à cent millions de livres. Les emprunts lancés par Calonne s’élèvent à six cent cinquante-trois millions, auxquels il faut ajouter cinq cent quatre-vingt-dix-sept millions empruntés depuis 1776.

« Il faut avouer, Sire, dit Calonne, que la France ne se soutient que par une espèce d’artifice. »

On ne peut, ajoute-t-il, « augmenter le fardeau des impositions, il est même nécessaire de les diminuer », c’est-à-dire établir l’égalité devant l’impôt, seul remède à la maladie des finances royales.

Il faut mettre fin aux privilèges fiscaux de la noblesse et du clergé, et créer un impôt unique pesant sur la terre, la « subvention territoriale », et rétablir la libre circulation des grains. Calonne ainsi s’engage dans la voie qu’avaient tenté d’emprunter Turgot et Necker.

Et comme eux, il suggère qu’on s’appuie sur une Assemblée, qui pourrait être une Assemblée de notables.

Louis XVI hésite. Mais le déficit serre le royaume à la gorge.

La mesure ultime serait de réunir les États généraux, signe de la situation dramatique de la France. Louis XVI refuse de l’envisager. On n’a pas vu d’États généraux depuis 1614 ! En dépit du déficit, la France est riche. Il : ne s’agit que de la réformer et une Assemblée de notables consultative doit suffire.

Au grand Conseil des requêtes du 29 décembre 1786, après une discussion de cinq heures, Louis prend la décision de la convoquer.

 

Il veut agir. Il s’y essaie depuis qu’il est roi, en 1774, il y a déjà douze ans.

Il a lu la lettre que l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau adresse à Vienne.

« Lorsque le gaspillage et la profusion absorbent le Trésor royal, il s’élève un cri de misère et de terreur… Le gouvernement présent surpasse en désordre et en rapines celui du règne passé et il est moralement impossible que cet état de choses subsiste encore longtemps, sans qu’il s’ensuive quelque catastrophe. »

 

Est-il encore temps de l’éviter ?

Louis le croit.

Mais l’opinion doute. La colère l’emportera-t-elle sur la raison ?

Cagliostro, l’un des accusés dans l’affaire du collier, exilé à Londres, dénonce l’arbitraire royal. Il a été emprisonné à la Bastille, et il fait de la vieille forteresse le symbole de cet arbitraire :

« Toutes les prisons d’État ressemblent à la Bastille, écrit-il, dans sa Lettre à un ami, qui circulera en France, sous le manteau.

« Vous n’avez pas idée des horreurs de la Bastille. La cynique impudence, l’odieux mensonge, la fausse pitié, l’ironie amère, la cruauté sans frein, l’injustice et la mort y tiennent leur empire. Un silence barbare est le moindre des crimes qui s’y commettent.

« Vous avez tout ce qu’il vous faut pour être heureux vous autres Français !

« Il ne vous manque qu’un petit point, c’est d’être sûrs de coucher dans vos lits quand vous êtes irréprochables.

« Les lettres de cachet sont un mal nécessaire ? Que vous êtes simples ! On vous berce avec des contes…

« Changez d’opinion et méritez la liberté pour la raison. »

 

Cagliostro date cette Lettre à un ami du 20 juin 1786.

Le Peuple et le Roi
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